Des prétendants et des élus , une danse de la disparition : Mourad Beleksir

La réflexion dans la danse est une chose trop rare pour ne pas reconnaître les diverses tentatives actuelles. Pourtant, à y regarder de près, tous ces textes apparemment hostiles aux institutions en distillent en permanence leurs langages, et nous décelons à chaque pas leur influence. Un article paru sur le site « engagé » de Lundi matin en est un exemple pertinent et mérite quelques commentaires.  
Il existe différentes méthodes pour construire une pseudo-critique :  
Présenter des évidences comme le fruit d’une longue réflexion, semblant ainsi découvrir la tromperie générale de l’art institutionnel et le vide revendiqué par les salariés de la révolte en danse tels que Charmatz, Bel et d’autres.  
Une autre posture consiste à dénoncer le fait que l’artiste accepte d’être un objet tout en représentant la liberté absolue de la création. Cela s’apparente à une sorte de tromperie sur la marchandise malhonnête et blâmable et doit être condamné.  
Pour renforcer ces propos et les légitimer, on fait appel à une figure tutélaire, en l’occurrence le sociologue Bourdieu qui, avec sa pertinence habituelle, redécouvrait un siècle après Marx le fétichisme de l’artiste. Un argument qui peut paraître au mieux ironique, au pire spéculaire, renvoyant à la vieille contradiction en forme de vache qui rit : critiquer les institutions tout en y apparaissant pour le faire.
 
Dans cet article, ce qui interpelle, ce ne sont pas seulement les exemples, mais aussi les contre-exemples, tous issus de l’institution ou de sa pseudo-révolte. Ainsi, Anna Halprin (grande adepte du pragmatisme américain, une version « humaniste » du capitalisme) et son agitation gestuelle sont présentées comme un symbole de la révolte politique en danse. Où sont passées, par exemple, toutes les aventures de la révolte Krump de la fierté noire de Los Angeles ? Espérer proposer une réflexion capable de s’émanciper des moyens qu’elle utilise pour se produire, sans ouvrir d’autres champs qui les neutralisent, c’est oublier que la communication générale n’est possible qu’en se servant des termes imposés par la marchandise (compétition acharnée, violence gratuite, renversement permanent des valeurs, illogisme, servilité inquiète de la valeur d’usage, etc.). Ce sont ces valeurs qui s’échangent dans le langage et c’est ce langage qui domine l’échange humain. La spécificité de produits tels que Charmatz, Bel, Rachid Ouramdane ou d’autres en tant que marchandise est de vendre l’image d’une révolte sans objet, ou plutôt d’une révolte transversale qui ne cherche à ne rien renverser mais simplement à traverser pour y trouver son compte. Le langage dansé y est souvent spectaculaire et référencé au sens grec de « l’agalma » clinquant, qui frappe les yeux, du bling-bling… contrairement à l’agencement, à la composition que les Grecs anciens admiraient. Ces créations multiformes , ubiquitaires, sont tout le contraire d’une œuvre telle que les anciens pourraient l’entendre. 
 
Ce qui fait œuvre, c’est ce qui s’agence tout au long de la vie de son auteur et se manifeste dans le moment fugace de la manifestation. C’est donc vers d’autres territoires et dans ce qui n’apparaît pas qu’il faut chercher une expression qui cherche réellement à s’émanciper. Cette notion ancienne d’œuvre fusionnée avec tout l’héritage post-moderneréapparaît justement chez un autre danseur d’Odile Duboc, au parcours plus confidentiel mais constant : Mourad Beleksir. Artiste et chorégraphe multiforme, dont le parcours créatif va de la clandestinité absolue avec des créations comme « Les Danses invisibles » (1997), « Les Nuits de chasseur » (2001), ou plus récemment avec ses « Unité Mobile de Vie » commencées pendant le COVID 2020/2023, à  la composition d’une œuvre labyrinthiquesans fin commencée il y a 10 ans sur les partitas de J. S. Bach, en passant par un travail avec des médecins sur les neurosciences et la perception (Neurofy). 
 
« Les Danses invisibles » (1997)investissait des temps et des lieux désertés, sans maître, généralement entre 1 et 5 heures du matin, dans des villes comme Paris et sa banlieue ou des villes industrielles sinistrées comme Longwy.
En liant l’espace au temps et en investissant ces espaces temporels inoccupés, ces temps clandestins de la nuit, et en les connectant à des événements oubliés ou cachés (voir la polémique sur R. Laban), c’est aussi « l’Histoire », ce vilain gros mot, qui revenait comme acteur de ces interventions. Ironiquement, une institution comme la nuit blanche va reprendre cette idée d’occupation de la nuit quelques années plus tard, lui retirant tout potentiel subversif.
Cette pratique de danse dans des lieux publics n’est pas très nouvelle. Cependant, chez Mourad Beleksir, il se produit un curieux phénomène.
La manifestation et son apparition sont intrinsèquement liées à la manière d’apparaître. On ne peut être témoin de cette danse sans ressentir ce moment où ce qui se déroule sous nos yeux est à la fois la danse et son espace, mais aussi le temps que cela a pris pour apparaître. L’extension du territoire de la danse dispersée dans le temps est sans doute une des facettes les plus modernes de cet artiste.
 
« Les artistes se définissent par leurs maîtres et non par leurs œuvres, qui sont les œuvres de leur temps, l’expression de la maîtrise de ces maîtres sur ce temps. » Cette phrase, issue de l’expérience troublante d’une manifestation de M. Beleksir intitulée « Les Nuits de chasseur », résonne avec la manière dont ce chorégraphe a toujours joué de la disparition. Effectivement, à part quelques rares articles, Beleksir a toujours été absent des institutions et de leurs médias. En ce sens, il serait erroné de penser que les artistes institutionnels comme B. Charmatz ont réussi à produire une pensée et une critique émancipatrices. Ils n’ont fait que reproduire celle de leurs maîtres, et le discours sur leurs pratiques n’échappe pas à cette servilité.
 
En étant totalement absent des institutions et de leurs médias, tout en produisant une danse et un discours sur celle-ci, Mourad Beleksir a utilisé la disparition comme forme d’engagement et a réellement produit sa propre critique : le silence. Cet exemple, parmi d’autres, montre que la critique est avant tout une pratique, et non une citation stérile sur un site « engagé ». Dans la danse, cette démarche est rare. Mourad Beleksir définit lui-même son travail comme une «écologie de la perception ». Dans une interview, il se propose comme programme de « transformer les idées en sensations… » comme étape dernière de l’expression artistique. 
 
Pour Hegel, la fin de l’art était actée, mais cette fin était aussi sans fin, elle n’arrêtait jamais de finir. On pourrait se demander si ce n’est pas dans ces interstices temporels que réside le dernier réel pouvoir de l’art comme critique. C’est dans ce territoire où l’art ne finit jamais de finir, dans cette fin suspendue, que peut encore se produire une œuvre telle que Mourad Beleksir la dissimule tout en l’exhibant.
 
 
Sources :
1. France culture LES VENDREDIS DE LA MUSIQUE par Jeanne-Martine Vacher
2. DOMINIQUE FRETARD, « Quand la ville dort, les hommes dansent », Le Monde 28 mars 2000 
3. Maïa BOUTEILLET, « PARIS LUI APPARTIENT », Libération,‎ 11 avril 2001 
4. https ://shotgun.live/fr/festivals/unite-mobile-de-vie 
5. » La notion de gestalt dans la danse de Mourad beleksir « 
6.EXTRAIT DE LA THÈSE PRÉSENTÉE COMME EXIGENCE PARTIELLE DU DOCTORAT EN ÉTUDES ET PRATIQUES DES ARTS PAR Diane Delatour UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL
7. 1er janvier 2018 .
8. Hahn T, « Situationists of the night – Three years of invisible dance in Paris (Mourad Beleksir) » BALLETT INTERNATIONAL 
9. « L’ÉTOILE DE LA NUIT », sur Liberation.fr, Libération, 29 septembre 2000.